Des francophones voient leur demande d’asile refusée à leur arrivée

Étienne Lajoie Le Devoir 1 novembre 2022

Une clinique juridique ontarienne fait valoir qu’Ottawa se contredit en souhaitant accueillir davantage d’immigrants francophones ailleurs qu’au Québec tout en refusant l’accès à des francophones qui se présentent à un poste frontalier pour faire une demande d’asile. C’est ce qu’avance la clinique juridique Roy McMurtry (CJRM) dans une requête en intervention dans le cadre de la contestation en Cour suprême de l’Entente sur les tiers pays sûrs.

Au début du mois d’octobre, différentes parties s’opposant à l’entente ont présenté leurs argumentaires au plus haut tribunal du pays, tandis que la CJRM tentait d’obtenir le statut d’intervenant pour se faire entendre en cour. Conformément à l’entente, les migrants, sauf exception, ne peuvent faire une demande d’asile à un poste frontalier régulier s’ils arrivent des États-Unis puisque ce pays est jugé sécuritaire. Pour contourner l’entente, ces personnes passent par des points d’entrée irréguliers, comme le chemin Roxham, en Montérégie.

Sa demande du statut d’intervenant ayant été refusée, le CJRM n’a pas été en mesure de présenter son point de vue sur l’Entente devant la Cour suprême. En tant qu’intervenant, la clinique juridique n’aurait toutefois pas pu appuyer une partie ou prendre position sur l’issue souhaitée de la contestation, explique l’avocate de la clinique qui a cosigné la requête, Audrey LaBrie. Elle reprend néanmoins certains arguments des parties s’opposant à l’entente. « La CJRM s’inquiète de la sécurité des personnes qui sont contraintes d’entrer au Canada par des passages irréguliers », lit-on par exemple dans la requête.

Beaucoup de ces migrants seraient francophones, d’après la CJRM. De 2017 à 2021, note un affidavit attaché à la requête, « une proportion importante des personnes qui ont fait des demandes d’asile ayant franchi la frontière de manière irrégulière était de provenance d’Haïti ou de la République du Congo ». D’après la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (CISR), pour l’année 2018-2019, 41 % des audiences de personnes ayant franchi la frontière de façon irrégulière et dont la demande a été reçue favorablement se sont déroulées en français.

« On a des demandeurs d’asile francophones qui arrivent des États-Unis et qui sont retournés alors que ce sont des gens qui pourraient contribuer aux communautés francophones minoritaires », affirme Me Audrey LaBrie. Selon la requête, la survie des communautés francophones « dépend de l’immigration ». Refuser des demandeurs d’asile francophones irait à l’encontre de l’obligation du gouvernement canadien de prendre des mesures favorisant l’épanouissement de ces communautés.

Le français pas pris en considération

Si des francophones voient leur demande d’asile refusée à leur arrivée à un poste régulier ou au terme d’une audience devant la CISR, c’est entre autres parce que le pays ne considère pas le français parlé comme facteur dans le traitement des demandes d’asile, pense Audrey LaBrie et sa collègue Me Anne Levesque. Audrey LaBrie aimerait qu’une « lentille francophone » soit ajoutée au processus de traitement des demandes, bien que cela puisse nécessiter des changements à certains traités internationaux.

Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) explique que le pays a la responsabilité légale « d’évaluer les demandes d’asile conformément à ces conventions internationales ». Lorsqu’elle prend une décision, la CISR vérifie si la personne craint avec raison d’être persécutée en raison de sa race ou de ses opinions politiques, par exemple. Mais à moins qu’il y ait un lien entre la langue du demandeur et sa crainte de persécution, « il n’est pas nécessaire que la CISR en tienne compte lorsque celle-ci examine la demande », dit IRCC.

En l’absence de « lentille francophone » durant le traitement des demandes d’asile, des réfugiés voient leur demande refusée, « ce qui représente une occasion ratée de protéger les communautés francophones en situation minoritaire », relève l’affidavit de Robert Coulombe, le directeur général de la CJRM. Des rapports publiés dans les dernières semaines, dont un de Statistique Canada, font d’ailleurs état d’une diminution du poids démographique des francophones hors Québec.

La CJRM espérait que la Loi sur les langues officielles éclaire l’analyse de la cour. D’après les parties s’opposant à l’entente, le gouvernement canadien violerait l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés en retournant les demandeurs d’asile aux États-Unis, où ils pourraient être détenus pour une durée indéterminée. La Loi sur les langues officielles oblige le gouvernement à favoriser l’épanouissement des minorités francophones.

La clinique juridique n’a pas eu la chance de présenter son point de vue lors de la contestation en Cour suprême, mais elle souhaite voir l’argument de la langue française continuer d’être mis en avant dans le débat public. « On espère qu’il y aura d’autres occasions de faire valoir cette perspective, que ce soit présenté dans des recours individuels des demandeurs d’asile ou par le biais d’organismes communautaires », explique Me Audrey LaBrie.