Le Québec et l’Ontario parmi les provinces qui emprisonnent toujours des migrants

Radio Canada 28 septembre 2022 Brigitte Bureau

« Ils m'ont demandé d'enlever mes vêtements, de me pencher. »

Celui qu’on va appeler Alex pour des raisons de sécurité dit avoir subi plusieurs fouilles à nu durant sa détention dans la prison provinciale de Rivière-des-Prairies, à Montréal.

Ce ressortissant étranger, qui n'était accusé d'aucun crime, a passé environ six mois derrière les barreaux au Québec l'an dernier.

Son cas est loin d’être unique.

Environ 2000 des quelque 8000 migrants que l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) a détenus en moyenne chaque année de 2015 à 2020 ont été envoyés dans des prisons provinciales un peu partout au Canada en vertu de contrats avec les provinces.

Ces migrants, y compris des demandeurs d’asile, sont détenus pour des raisons administratives, en vertu de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

Alors que certaines provinces ont décidé récemment de mettre fin à leurs ententes avec le fédéral, le Québec, l'Ontario, le Nouveau-Brunswick, l’Alberta et la Saskatchewan les maintiennent pour l’instant.

Pourtant, l'incarcération de migrants à des fins d'immigration contrevient au droit international.

Un trou dans le sol pour faire ses besoins

Alex a été renvoyé l'an dernier dans son pays d'Europe de l'Est, où nous l'avons joint.

Ce demandeur d'asile débouté affirme qu'il ne comprenait pas que ce qui lui arrivait en détention.

Il souffrait alors de graves problèmes de santé mentale.

Selon un document de la Commission de l'immigration, Alex a été détenu en isolement.

La prison en général vous fait sentir impuissant, dit Alex. C'est un système qui semble chercher à vous briser. Il raconte comment les gardiens insistaient pour qu'il se mette à genoux pour lui enlever ses menottes.

En prison, il a cessé de manger durant plusieurs semaines.

Son avocate, Chantal Ianniciello, affirme que son client, au départ costaud, est devenu squelettique et a failli mourir.

Menottés aux mains et aux pieds

Spécialisée en droit de l'immigration, Me Ianniciello représente souvent des migrants qui sont envoyés en prison, une pratique qu'elle qualifie de terrible.

Elle explique que ces migrants sont traités de la même manière que les criminels avec qui ils doivent cohabiter.

Ce problème est confirmé par des rapports de la Croix-Rouge, qui visite régulièrement les prisons provinciales pour vérifier les conditions de détention des migrants.

Lors de déplacements pour des rendez-vous à l'extérieur de la prison, les détenus de l’immigration sont menottés aux mains, enchaînés aux pieds et soumis à des fouilles à nu, y compris des fouilles rectales, dit Me Ianniciello.

J'ai des clients qui m'appellent en pleurant et en disant : “Qu'est-ce que je fais ici? Pourquoi je suis avec ces gens-là? Comment je vais survivre à ça?” C'est très difficile.

Les prisons provinciales abritent les criminels qui purgent des peines de moins de deux ans ainsi que des accusés en attente de leur procès et des personnes condamnées en attente d'un transfert.

L'ASFC peut détenir des migrants pour trois grandes raisons : si elle juge que leurs documents d'identité ne sont pas en règle, qu'ils posent un danger pour le public ou qu'ils représentent un risque de fuite, c'est-à-dire si l'Agence croit que la personne ne se présentera pas à des procédures d'immigration, telle une mesure de renvoi.

Or, la vaste majorité des personnes détenues ne représentent pas un danger pour le public, selon les données mêmes de l'Agence. En fait, 85 % des migrants détenus en 2019-2020 l'étaient pour le motif de risque de fuite.

C'était aussi le cas d'Alex.

Il a été détenu parce qu’on craignait qu’il ne se présente pas à ses rendez-vous en raison de ses problèmes de santé mentale, selon des documents de la Commission de l’immigration.

Les documents notent aussi qu’Alex a eu des altercations avec les gardiens de prison.

Mais selon Me Ianniciello, les troubles de santé mentale et les problèmes de comportement sont souvent causés ou aggravés par la détention elle-même et la panique qu'elle provoque.

Bienvenue au Canada

C'est extrêmement choquant, c'est même outrageant que l'on puisse traiter des êtres humains de cette façon-là dans un pays comme le Canada, affirme France-Isabelle Langlois, directrice générale d'Amnistie internationale Canada francophone.

Amnistie internationale et Human Rights Watch, deux organismes de défense des droits de la personne, sont derrière la campagne #BienvenueauCanada.

Cette campagne réclame des provinces qu'elles mettent fin à leur contrat avec l'Agence des services frontaliers, en vertu duquel elles acceptent de détenir des migrants dans leurs prisons.

Jusqu'à maintenant, deux provinces ont répondu à l'appel de #BienvenueauCanada. La Colombie-Britannique et la Nouvelle-Écosse ont récemment informé l'ASFC qu'elles mettaient fin à leur contrat avec le gouvernement fédéral.

Ce n’est pas le cas du Québec, de l’Ontario, du Nouveau-Brunswick, de l’Alberta et de la Saskatchewan, qui maintiennent pour l’instant leur entente avec l’Agence.

Par ailleurs, l’ASFC refuse de préciser quel type d’arrangement est en place avec les provinces qui ne sont pas liées par un contrat.

Ce sont vraiment des drames humains, déplore Mme Langlois. Si on pense que ces personnes-là ont des sentiments, des réactions comme nous, on ne peut pas agir de cette façon-là.

Elle souligne que le droit international interdit la détention de migrants en milieu carcéral pour des raisons administratives liées à l'immigration.

Payés pour emprisonner des migrants

Le fédéral paie les provinces pour l'incarcération des migrants.

Par exemple, le taux journalier que reçoit le Québec pour la détention de migrants est de 301,18 $ pour les femmes et de 270,28 $ pour les hommes. Pour sa part, l’Ontario reçoit 356,69 $ par jour, selon l’entente obtenue par Human Rights Watch.

L'ASFC dispose elle-même de trois centres fédéraux de surveillance de l'immigration, à Laval, à Toronto et à Surrey, en Colombie-Britannique.

L’Agence soutient avoir recours aux prisons provinciales, en dernier recours, quand il n'y a pas de centre dans la région où le migrant est détenu ou si le migrant a un comportement qui ne peut être géré dans un centre.

Mais l'Agence y envoie aussi ceux qui ont de graves problèmes de santé mentale, selon des documents internes de 2018 que Radio-Canada a obtenus en vertu de la Loi sur l’accès à l'information.

Durant la pandémie et la fermeture des frontières, le nombre de migrants détenus a chuté à environ 1600, mais 40 % d'entre eux ont été envoyés dans des prisons provinciales, alors que l'Agence vidait ses propres centres pour éviter des éclosions de la COVID-19.

Solutions de rechange

Me Ianniciello se dit d'accord avec la campagne #BienvenueauCanada.

En fin de compte, on place les migrants dans des endroits où ils ne dérangent plus, on ne les entend plus, on ne les voit plus. Ils deviennent invisibles, dit-elle. En tant que société, il faut aider les personnes les plus vulnérables. Mais je pense qu'on est en train d'échouer de ce côté-là.

Selon elle, à court terme, l'ASFC pourrait utiliser ses trois centres de surveillance pour détenir les cas les plus lourds, à condition que l'Agence s'entoure de professionnels de la santé capables de les traiter.

Elle soutient que plusieurs personnes présentement détenues dans les centres fédéraux pourraient facilement vivre dans la communauté, avec certaines conditions, en attendant le traitement de leur dossier d'immigration, comme ça a été le cas durant la pandémie.

Cependant, tant Me Ianniciello que les organismes de défense des droits de la personne rappellent que les centres de surveillance de l’immigration sont eux-mêmes controversés, parce qu'ils fonctionnent comme des prisons, à la différence près que les migrants se retrouvent entre eux et non pas avec des criminels.

Pour ces intervenants, l'objectif ultime est l'abolition de toute forme de détention à des fins d’immigration.