Août 2021 : l’Afghanistan retombe aux mains des talibans. Le Canada s’engage alors à accueillir 40 000 réfugiés afghans sur son sol. Mais un an plus tard, Ottawa n’a pas atteint la moitié de cet objectif.
Cela fait maintenant presque huit mois qu’Ehsanullah Sahil a posé ses valises à Niagara Falls, en Ontario. Cet ex-interprète afghan, qui a travaillé pour les militaires canadiens, a dû fuir son pays et attendre huit ans avant de pouvoir s’installer au Canada.
Nous l’avions rencontré en décembre dernier, quelques jours après son arrivée. Aujourd’hui, le jeune homme s'épanouit : il travaille dans un grand magasin, s’apprête à obtenir son permis de conduire, se fait des amis. Tout est parfait. J’essaie de poursuivre sur cette voie, de m’établir, confie-t-il.
Mais il pense aussi sans cesse à ses proches demeurés en Afghanistan sous la coupe des talibans.
Deux de mes sœurs sont diplômées du secondaire, elles devraient entrer à l’université, mais ce n’est pas possible. Il n’y a aucune possibilité pour elles, elles peuvent seulement rester à la maison à ne rien faire, raconte-t-il.
« La situation est vraiment terrible. Ça me rend fou. »
— Une citation de Ehsanullah Sahil
Ehsanullah Sahil pense aussi à ses anciens confrères interprètes. Ils sont encore nombreux à tenter de quitter l’Afghanistan, et à attendre des nouvelles du Canada qui a promis de les aider.
Sahil, assis dehors un jour d'été.
Ehsanullah Sahil est arrivé en Ontario en décembre 2021, grâce au parrainage d'un groupe de Canadiens.
Certains me demandent quoi faire, et je leur dis : continuez à contacter [le gouvernement], à envoyer des courriels! C’est la seule façon.
Encore des lenteurs
Depuis août 2021, au dernier décompte, 17 050 réfugiés afghans sont arrivés au Canada grâce à divers programmes (Nouvelle fenêtre), sur les 40 000 que le gouvernement fédéral s’est engagé à recevoir.
Ottawa a notamment créé l’an dernier les Mesures spéciales en matière d’immigration (MSI) pour ceux qui ont aidé le gouvernement canadien ainsi que leurs familles. Jusqu’ici, plus de 15 000 demandes ont été reçues pour ce programme, et 7250 personnes sont arrivées au pays.
Un drapeau du Canada, au premier plan. Derrière, ce qui ressemble à une zone de combat en Afghanistan.
Je crois que nous sommes tous sous le choc aujourd’hui d’en être encore à ce point-ci, lance le major-général à la retraite David Fraser. Il fait partie d’un groupe d’anciens commandants qui, en juillet 2021, alors que les talibans avançaient de ville en ville, ont écrit une lettre au gouvernement canadien pour manifester l’urgence d’agir.
David Fraser est depuis actif au sein d'un réseau d’ONG comme Aman Lara et Journalistes pour les droits humains, qui travaillent toutes à évacuer des Afghans menacés, et dénoncent les lenteurs du système.
Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) et Affaires mondiales Canada continuent d’utiliser le courriel et n’ont pas de moyens très actifs de joindre les gens qui font demande, pour leur dire ce qui se passe. C’est très frustrant.
David Fraser, dans un bureau, en vidéoconférence.
Il n'y a aucun sentiment d'urgence, affirme-t-il. Tout cela dépend beaucoup de ce que j'appellerais le calendrier et le rythme d'Ottawa, du lundi au vendredi. Et alors que le temps passe, il y a de moins en moins de désir ou d'impulsion pour terminer [cette mission].
« C’est une grande déception quand on sait à quoi ces personnes sont confrontées, la crise humanitaire qui se poursuit et s'aggrave chaque jour, la famine qui se déroule sous nos yeux. »
— Une citation de David Fraser, major-général à la retraite
Dans une déclaration écrite, IRCC assure que le Canada demeure engagé envers son objectif de réinstallation, l’un des plus importants au monde. Mais les défis logistiques sur le terrain sont grands, a récemment rappelé le ministre Sean Fraser. Nous traitons avec un territoire qui a été saisi par les talibans, une entité terroriste en vertu de la loi canadienne.
Un programme qui atteint sa limite
Lauryn Oates, directrice générale de l’organisme Femmes canadiennes pour les femmes en Afghanistan (CW4WA), déplore pour sa part un manque de cohérence dans le processus.
Nous avons un groupe d’employés qui tentent d’évacuer depuis août dernier. Ils ont tous fait une demande pour le programme environ au même moment, mais seulement 5 d’entre eux ont été invités et 4 sont maintenant au Canada; 17 autres n’ont jamais eu de nouvelles.
La plupart sont encore en Afghanistan et ils sont en danger à cause de leur affiliation à des programmes de droits de femmes, d'éducation pour les filles, financés par le gouvernement du Canada. D’autres sont au Pakistan et sont aussi en danger : leurs visas vont expirer, c'est difficile de payer les dépenses, décrit-elle.
Mais ce qui inquiète encore davantage les ONG, c’est que le programme MSI en particulier est plafonné à 18 000 places et tire à sa fin, ce qui pourrait fermer la porte à d’autres demandeurs.
Tous les gens qui ont servi et ont fait face à des risques en collaborant avec le Canada doivent avoir une chance de faire une demande pour venir ici, martèle Wendy Long, fondatrice et directrice du groupe Afghan-Canadian Interpreters.
Elles et d’autres, tout comme les partis d’opposition à Ottawa, demandent donc une extension à ce programme.
« Si vous avez les références et que votre service au Canada est confirmé, pourquoi avoir une limite? Nous n'avions pas de limite avec les Ukrainiens. »
— Une citation de Wendy Long, fondatrice du groupe Afghan-Canadian Interpreters
IRCC dit continuer à envoyer des invitations à présenter des demandes.
Il reste aussi des places de réinstallation supplémentaires dans le volet humanitaire(Nouvelle fenêtre) qui a été créé pour accueillir les réfugiés afghans vulnérables – notamment (mais pas uniquement) les femmes dirigeantes, les défenseurs des droits de la personne, les minorités persécutées et religieuses, les personnes LGBTI et les journalistes – en tant que réfugiés pris en charge par le gouvernement et parrainés par le secteur privé, écrit un porte-parole.
Une période propice maintenant
Wendy Long reconnaît aussi qu'au-delà des lourdeurs du système, la plus grande difficulté demeure de faire sortir les gens d’Afghanistan avec la coopération des pays voisins, qui ne veulent pas des Afghans dans leur pays et qui exigent des passeports et des visas, très difficiles à obtenir.
Wendy Long, dehors dans un jardin, un jour d'été.
Wendy Long est la fondatrice de l'association Afghan-Canadian Interpreters. Elle fait aussi partie du groupe qui a parrainé Ehsanullah Sahil pour le faire venir au Canada.
Elle souligne toutefois qu’une occasion vient de s’ouvrir avec le Pakistan, qui pourrait faire avancer les choses. Les autorités ont accepté d’assouplir leurs mesures aux frontières pour une période de quelques semaines, permettant à des Afghans approuvés par le Canada de se rendre au Pakistan pour y poursuivre leur processus de demande et repartir rapidement.
Ils ont donné un bloc de temps pour faire ça. Ça a pris beaucoup de négociations pour avoir cette chance.
Tristesse, mais détermination
Mais après un an à réclamer plus de ressources, difficile pour ces organismes et ces individus impliqués de ne pas ressentir aussi une certaine amertume. Dans le cas de Wendy Long, le combat pour évacuer des interprètes avait commencé des années avant la chute de Kaboul.
C'était une tristesse pour moi que le gouvernement n'ait pas pris la situation assez sérieusement et le fait que ces gens étaient tellement à haut risque et que les talibans allaient en effet reprendre l'Afghanistan. On voyait les signes.
Les gens auraient pu venir au Canada [bien avant] dans une méthode régulière et plus organisée, soutient-elle.
Adeena Niazi reçoit des appels bouleversants de femmes qui tentent de partir d'Afghanistan. Elle est directrice de l’organisme Afghan Women's Organization Refugee and Immigrant Services, qui travaille avec des réfugiés dans la région de Toronto.
Gros plan sur Mme Niazi, dans un bureau.
Adeena Niazi est la directrice et fondatrice d'AWO.
J’ai passé tellement de nuits au téléphone avec ces femmes, qui voient qu’elles sont à risque. Elles demandent le soutien du Canada, de l’aide pour sortir de l’Afghanistan. Et c’est très douloureux, parce qu’on est [impuissant]. C’est très triste. Mais il faut écouter leurs histoires.
Elle craint que, peu à peu, le sort des Afghans soit relégué à l’arrière-plan. Surtout lorsque la crise en Ukraine a commencé, l’attention des gens s’est déplacée. Et bien sûr, les Ukrainiens méritent cette attention et je suis de tout cœur avec eux. Je suis assez âgée pour me souvenir, il y a 40 ans, de l’invasion russe en Afghanistan. Mais on ne doit pas oublier les Afghans.
Tous s'entendent toutefois : pas question d’abandonner. Nous n’allons pas laisser tomber ces hommes et ces femmes jusqu’à ce qu’ils soient sortis du pays, assure David Fraser. Nous sommes déterminés à travailler 24 h par jour, 7 jours sur 7 avec eux. Et à travailler comme coéquipiers collaboratifs et productifs avec le gouvernement du Canada.
« Ce n’est pas simplement un acte de charité. C’est plus comme une dette. »
— Une citation de Lauryn Oates, directrice générale de Femmes canadiennes pour les femmes en Afghanistan
Ces gens qui cherchent à venir sont des travailleurs acharnés, note à son tour Ehsanullah Sahil. Peu importe le travail que vous leur donnez, ils disent OK, pas de problème. Parce que nous avons traversé beaucoup de choses et ici, c’est le pays des possibilités.