Stéphanie Marin - 26 juillet 2022
Justice
Billets d’avion inutilisables, frais d’annulation d’hôtels, vacances gâchées : les voyageurs frustrés de ne pas avoir reçu leur passeport à temps pourraient-ils intenter une action collective contre le gouvernement fédéral pour se faire indemniser ? Des juristes consultés par Le Devoir estiment qu’un tel recours est possible, mais non sans embûches.
Il est évidemment possible de poursuivre en justice le fédéral, ce qui a déjà été fait à de multiples reprises, établit d’emblée le professeur de droit public de l’Université de Sherbrooke Guillaume Rousseau.
Il rappelle toutefois que, pour utiliser cette procédure spéciale qu’est l’action collective, il faut franchir une étape supplémentaire par rapport aux autres manières d’intenter une poursuite : celle de l’autorisation. Un juge se penche alors sur le dossier et vérifie s’il satisfait aux critères permettant aux personnes s’estimant lésées de procéder « en groupe ». Si oui, le magistrat donne le feu vert à la poursuite, qui peut aller de l’avant.
Le juge ainsi appelé à autoriser une action collective doit par exemple se demander si elle convient à la situation. On peut penser ici qu’elle serait préférable à des centaines ou à des milliers de poursuites individuelles, souligne le professeur Rousseau.
Mais pour avoir gain de cause, il faudra que les voyageurs qui ont subi des dommages (certains d’entre eux ont annulé leur voyage à grands frais ou ont manqué des jours de travail pour faire la file, même la nuit, afin d’obtenir le précieux document de voyage) prouvent que le fédéral a commis une faute.
En droit public, il y a faute quand une personne adopte un comportement qui s’écarte de celui de la personne raisonnable. « Ici, le gouvernement a-t-il agi comme un bon administrateur ? » demande le professeur Rousseau. En d’autres mots, est-il fautif de ne pas avoir eu assez d’employés pour traiter les nombreuses demandes de passeport déposées quand les restrictions sanitaires ont commencé à être levées ? Devait-il allouer plus de ressources au bureau des passeports ? Ou encore embaucher plus d’employés — et plus tôt — en prévision de la reprise des voyages internationaux ?
L’« argument pandémique »
Une telle action collective « n’est pas gagnée d’avance, mais ce n’est pas non plus impossible », juge Me Anne-Julie Asselin, avocate au sein du cabinet Trudel, Johnston et Lespérance, qui pilote de nombreuses actions collectives au Québec.
Selon elle, « la difficulté majeure du dossier » est de prouver la faute de l’État fédéral. Me Alexandre Brosseau-Wery, avocat associé chez Kugler Kandestin, est un peu plus optimiste : « Cela pourrait, à première vue, être un bon recours. »
Mais tous deux soulèvent la même embûche : pour justifier ses ratés et ses retards, l’État pourrait soulever comme moyen de défense la pandémie, qui a envoyé en congé de maladie bon nombre de ses employés et qui l’a forcé à affecter certains d’entre eux à d’autres tâches. Sans oublier la pénurie de personnel qui sévit un peu partout.
Cet « argument pandémique » a déjà été soulevé par plusieurs défendeurs devant les tribunaux ces derniers temps, rappelle Me Asselin. Mais deux ans plus tard, l’argument est-il toujours valable ? Les tribunaux pourraient y être moins réceptifs avec le passage du temps. Et puis, il y a quand même des choses qui auraient pu être prévues par le gouvernement, dit l’avocate.
Me Brosseau-Wery est du même avis : « On peut concevoir que, s’il avait agi diligemment et de manière proactive, il aurait pu mettre en place le nécessaire pour répondre à la demande plus élevée », et respecter ses propres normes et délais de traitement des passeports. De plus, c’est le gouvernement fédéral lui-même qui a levé certaines des restrictions de voyage, ce qui a mené à une forte demande pour ce document officiel.
Un autre argument fort pourrait être utilisé contre le fédéral, avance le professeur Rousseau : l’article 6 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui prévoit que « tout citoyen canadien a le droit de demeurer au Canada, d’y entrer ou d’en sortir ».
Empêcher un citoyen de voyager à l’extérieur des frontières pourrait « être constitutif de faute. » Et quand il est question de droits protégés par la Charte, les tribunaux ne sont pas très réceptifs à des excuses du type « problèmes administratifs », ajoute-t-il.
Témérité et immunité
Par contre, Me Asselin signale que des avertissements sur le site Web du gouvernement enjoignaient aux voyageurs de ne pas acheter de billets d’avion sans avoir leur passeport en main. Cela n’exonérerait peut-être pas entièrement le fédéral, mais pourrait possiblement mener à un partage de responsabilité, estime-t-elle : Ottawa pourrait plaider que l’achat de billets était téméraire. La ministre fédérale du Développement social, Karina Gould, a elle-même soulevé cet argument.
À cela, certains pourraient répliquer qu’à une certaine période, le bureau des passeports ne traitait que les demandes des voyageurs qui avaient un vol partant dans les 48 heures.
Il y a aussi une difficulté supplémentaire quand on poursuit le gouvernement : toute la question de l’immunité dont bénéficie l’État dans certaines circonstances, rappelle Me Brosseau-Wery. Le tribunal doit déterminer si la situation dommageable résulte d’une décision politique (par exemple, dans le cas d’une piste cyclable, décider ou non de la construire) ou opérationnelle (l’entretien de ladite piste afin qu’elle soit sécuritaire), illustre-t-il.
Car l’État bénéficie d’une immunité relative quant à ses décisions de nature politique, sauf en cas de mauvaise foi.
La limite entre une décision de nature politique ou opérationnelle est toutefois souvent difficile à établir, juge l’avocat. Mais cette immunité, si elle est applicable, peut jouer en faveur du gouvernement et faire échec à la poursuite, renchérit Me Asselin.